2 - L'arrangement


Genèse de l'Ouximer. La confrontation.
Genèse de l'Ouximer. La confrontation.

Et maintenant je suis dans ma chambre avec la trouille au tiroir en plus du polichinelle, car je suppose que l’Ouximer va être fou-furieux. Je ne sais ce qui m’a pris, c’est sorti comme ça sans prévenir... comme un mensonge félin...

 

Baba, la vieille cuisinière qui reste avec nous parce qu’elle n’a nulle part où aller, est venue me chercher. Je sens bien qu’elle n’a plus le même respect depuis que nous sommes pauvres mais comme elle crèverait à la rue dans ce pays inconnu dont elle ignore la langue, elle ferme sa gueule et nous sert le thé et le hareng sans broncher. Moi je l’appelle Babaïaga mais Mamotchka qui le sait me réprimande car elle nous est « très dévouée ». Tu parles. J’ai trouvé Dostoïevski et Victor Hugo dans la bibliothèque - je ne comprends pas pourquoi on m’avait caché l’existence de ces romanciers fabuleux - et entre mon souvenir impérissable du massacre de la famille par des fous furieux sanguinaires et mes lectures, je ne crois plus du tout au dévouement du peuple. Et pourquoi certaines personnes se mettraient-elles avec une joie de tous les instants au service des autres, pourquoi leur prépareraient-elles tous leurs repas et videraient-elles leurs pots de chambre en leur disant merci ? En les aimant ? Cette idée ne tient pas debout. Pauvre Mère.

Celle qui me manque le plus c’est ma Rivka qui me lisait l’histoire de l’Oiseau de feu quand j’étais petite. Je réalise qu’elle était alors plus jeune que je ne le suis aujourd’hui. C’est peut-être la seule qui nous a vraiment aimées, mère et moi. Mais c’était réciproque, il ne s’agissait pas de « dévouement ».

- Madame la princesse attend mademoiselle, a bougonné Babaïaga entre ses dents.

- Pousse-toi, grosse vache, lui ai-je répondu en français avec un bon sourire.

Quand le peuple ne m’aime pas, je sais le lui rendre avec intérêts.

Cher journal,

 

Je n’ai pas eu un moment pour écrire, car j’ai dû partager mon temps entre Victor et Lui, ménager les susceptibilités, travailler des méninges pour arriver à mes fins avec le moins de dégâts possible quant à ma fierté et à l’honneur des Sapritzine dont je demeure l’unique descendante.

 

Bref, quand je suis entrée au salon, ma mère et le comte se tenaient tous deux sur les fauteuils mités, raides comme la justice, avec La Pathétique de Piotr Ilitch Tchaïkovski en musique de fond pour mettre de l’ambiance et je me suis assise comme la condamnée qui attend l’échafaud.

Pourquoi avais-je menti de la sorte ? Cette histoire allait me retomber dessus, mère m’enverrait chez les sœurs, elle me renierait, et que deviendrait-Il sans moi ? C’était l’horreur. Et ce type qui ne me regardait même pas, que je reconnaissais à peine sans sa barbe…

- Une tasse de thé ? a murmuré ma mère de la voix la plus atone jamais entendue dans cette famille.

Nous avons acquiescé et nos yeux se sont croisés.

Il m'a fixée comme si j’étais Notre Dame de Kazan incarnée… avec une pointe de diablerie toutefois, pire qu’un chapitre entier d’aspirants popes. Rasé de près, il était mieux que dans mon souvenir, un vieux d’au moins trente-cinq ans avec une belle gueule distinguée. J’ai repris du poil de la bête qui se dissimulait en moi.

Pendant que Mère parlait à Baba, j’ai arrondi mes yeux en une supplique irrésistible et il n’a pas résisté.

- Madame, si vous le permettez, j’aimerais m'entretenir avec votre fille en tête-à-tête.

Ma mère m'a scrutée avec suspicion, méfiance, incompréhension, tel l’explorateur découvrant un tamanoir pour la première fois, puis elle est sortie dignement du salon.

- Expliquez-moi, a-t-il fait sans détour, exprimant à la fois colère et curiosité.

Plus cette flamme de bête qui s’allume dans les yeux des garçons quand vous arrivez au bal dans votre plus belle robe, avec votre air d'oie blanche.

A genoux...
A genoux...

Faisant fi de toute fierté, je me suis jetée à ses pieds comme je l’avais vu faire au cinéma du coin par la Dame aux Camélias.

- Pitié, monsieur, ne me trahissez pas, si vous m’épousez, je ferai de vous le plus heureux des hommes, avec plein de gâteries et des enfants par-dessus le marché…

- Mais vous avez commencé sans moi, jeune fille, a-t-il dit sans pouvoir s’empêcher de sourire.

- … si vous ne cherchez jamais à savoir comment cette horrible aventure m’est advenue sur les chemins de l’exil.

- C’est tentant, a-t-il marmonné entre ses dents. Je n’ai pas de descendance et vous êtes féconde.

Mais son regard dépassait cette préoccupation… ainsi que sa gestuelle fébrile, la manière dont il croisait et décroisait les jambes. Je me suis redressée pour ne pas aggraver son cas et lui ai dit en sautillant comme une gamine que je suis encore :

- Alors, c’est d’accord ?

Il s'est levé et a pris ma main avec affectation.

- Princesse, je suis votre dévoué serviteur. Si vous me faites les enfants promis et me laissez continuer ma vie dissolue de bâtons de chaise.

- Marché conclu ! me suis-je exclamée. À condition que vous ne m’ameniez pas de sales maladies et que je puisse étudier le français dans une université !

Fâché !
Fâché !

- Vous avec bien du toupet pour une aventurière mais je suis d’accord. Aïe !

Il venait de se faire griffer la jambe par un Vassili hors de Lui. Et ma mère qui entrait Le prit immédiatement dans ses bras, car un Bleu Russe du Musée de l’Hermitage d’Arkhangelsk méritait toute sa considération, bien plus qu’une fille de princesse dépravée ou un comte en chocolat.

Genèse de l'Ouximer - Un prince.
Genèse de l'Ouximer - Un prince.