5/ Mamotchka raconte Joseph le Khazar.
Cher journal,
J’ai eu beaucoup de travail avec le bébé, de nombreuses émotions aussi, avant de conclure à l’évidence suivante : tout le monde, sauf Vassili et moi-même, voit Adhémar comme un humain ! J’aimerais savoir à quoi il ressemble dans leurs yeux, c’est mon regret et j’espère toujours en la magie du rabbin pour cela, s’il daigne un jour venir me rendre visite.
En tout cas, il va bien, toute la famille l'adore et moi je l’allaite avec bonheur. Mamotchka a tenté de m’octroyer une nourrice du nom de Margot pour donner la gougoutte à mon chat, j’ai dit non-non, pas question. D’ailleurs, Vassili ne l’aurait pas compris et la pauvre aurait fini griffée de partout.
C’est un très bon père, attentif et tout, bien plus présent que l’autre, Victor, qui me fait un coucou fleuri entre deux voyages d’affaires ou deux conquêtes, je ne sais pas et je m’en fiche.
Il attend mon retour de couches pour faire la bête à deux dos, je ne dis pas non. Je me sens parfois bizarre, très chatte, j’ai les pupilles qui continuent à se tailler en pointes et j’ai envie de me frotter sur le coin des meubles.
J’appelle ça mes bouffées félines, c’est assez désagréable et je pense que Victor peut arranger ça mais il faut qu’il tire un peu la langue sinon je ne maîtriserai plus rien de ma vie future. C’est le lot des femmes et des chattes, la liberté est à ce prix.
Ma pauvre Mamotchka est restée longtemps perplexe devant Adhémar (quel nom !) et quand elle a dit : « Ma chérie, il faut que je te confie quelque chose d’important », j’ai cru qu’elle se rendait compte de la vraie nature de mon chéri-coco et j’ai failli défaillir.
- ... C'est en rapport avec l'histoire des Khazars qui se sont convertis au judaïsme, influencés par les Juifs qui fuyaient les persécutions des Perses et des Byzantins au Moyen Âge…
- Et alors ?
- Parce que, malgré le fait que ces Khazars ont tout de même empêché les Maures d’occuper la future Sainte Russie et bien qu’un roi guerrier soit beaucoup plus chic qu’un marchand, ce n’était pas un ancêtre convenable pour une dame apparentée à la famille royale…
- Sois plus
claire...
- C’est le seul qui ressemble à ton fils, a-t-elle murmuré. Et moi je le trouvais très bien, ce Joseph, il a alimenté mes rêves de fillette.
Je suis
restée perplexe.
- C’est tout ?
- Tu ne te rends pas compte, ma fille, ici tout est différent, nous n’avons plus nos repères. Mais ne te figure pas que ces Français soient plus enthousiastes au sujet des Juifs !
- Et bien on ne le dira pas, ce sera notre secret.
- D’autant que la seule avec laquelle je pouvais en parler est morte, a soupiré ma mère. C’était cette pauvre Rivka. Mais le sujet ne lui plaisait pas non plus. Elle me disait qu’un Juif qui ne descend pas des patriarches n’est pas un vrai Juif. Nous avions des discussions très intéressantes, je la regrette terriblement.
Ma mémoire s’est évadée vers la période funeste qui a précédé l'exil, puis est revenue au présent et je me suis exclamée joyeusement :
- Et si nous buvions un peu de thé avec un doigt de vodka pour fêter Adhémar le Khazar !
Mamotchka a tiré le cordon.
