5 - Az der rebe tantzt (Quand le rabbi danse)


À peine étaient-ils assoupis qu'une musique retentit, d'abord douce et ensuite de plus en plus entraînante, jusqu'à ce que Zinaïda se réveillât. Elle se rendit compte que les humains restaient sourds au son qui lui parvenait… Elle ouvrit les yeux et quelle ne fut pas sa joie lorsqu'elle reconnût le rav Mordekaï, dit le marahal de Saint-Pétersbourg. Celui-là même qui l'avait transformée en chatte sans le faire exprès. Et curieusement, il dansait et chantait à côté du lit comme un bienheureux, sauf qu'à y voir de plus près, il avait quelque chose d'étrange, de frénétique, une sorte de transparence et un regard angoissé.

Voici les paroles de sa chanson, en yiddish avec les lettres latines sinon la majorité d'entre vous n'y comprendrait rien (et moi non plus, c'est mon ami Emmanuel qui a traduit) :

  - Mais que faites-vous là, monsieur le rabbin ?  Et pourquoi agitation ?

Az der rebe zingt (chante)
Zingn ale khasidim

Az der rebe tantzt (danse)
Tantzn ale khasidim

Az der rebe shlof (dort)
Shlofn ale khasidim

Az der rebe lakht (rit)
Lakhn ale khasidim

Az der rebe esst (mange)

Fresn ale khasidim (fresn = bouffer)

Un az der rebe redt (parle)
Shvaygn ale khasidim!

Ven der rebbe vaynt (pleure)

Vaynen ale khassidim

 

 

("Quand le Rabbin chante, tous les Hassidims chantent…) 

 

 

- Princesse Zinaïda… fit-il entre deux couplets …j'ai presque fini mes trois heures de danse obligatoire par jour, après je vous raconte.

- Mais qui vous contraint ? Et comment se fait-il que vous apparaissiez ainsi sans que ces gens puissent vous voir ?

- Ma pauvre chérie, dit-il en s'arrêtant, c'est que je suis mort, les bolcheviks m'ont tué en m'accusant de trahison parce que, selon eux, je complotais avec mes élèves de l'aristocratie. En réalité, ils n'adorent pas plus les Juifs que les précédents, sauf quand ils sont au Comité central, bien sûr et encore… ça ne durera pas. Bref, je me trouvais à la porte de Gan Eden, le paradis lorsque l’Éternel m'en chassa sous prétexte que je n'avais pas fini mes tâches sur terre.

- Et que vous reste-t-il à accomplir, monsieur le rabbin ?

- Vous ne devinez pas ? Mais il faut que je vous retransforme en fille, sinon je vais errer dans Shéol pour l'éternité, avec trois heures de chant et de danse par jour, ce qui est un terrible supplice car j'ai toujours eu horreur de danser et je chante comme une casserole même pas kasher.

- Mais non ! s'exclama Zinaïda avec sincérité.

Elle n'avait aucune oreille.

"Mais si", ronchonna Vassili. Il n'avait pas du tout envie de perdre sa chatte préférée et souhaitait que cette maudite apparition retournât dans l'endroit nommé Shéol.

- Et quand est-ce que je redeviens une fille ? miaula Zinaïda avec enthousiasme.

- Boucle-là, dit Vassili, ils vont se réveiller et nous chasser du lit !

Elle lui donna un coup de griffe rageur.

- Mais vas-tu te taire, animal ! Il s'agit de mon destin et pas d'une assiette de vulgaire caviar !

- Quand j'aurai trouvé un autre sortilège, continua le rabbi, et je ne tiens pas à me tromper, cette fois.

- Alors, soupira la chatte blanche, en attendant racontez-moi comment est le paradis, ce n'est pas tous les jours que j'ai cette occasion.

Et rav Mordechaï raconta.

"Ce n'est pas du tout comme je le pensais. Il faut dire que nous les Juifs, n'avons jamais été d'accord sur le sujet. Comme pour la plupart des sujets, d'ailleurs. Chez nous, tout est prétexte à discussions talmudiques, ce qui est très fatigant mais nous évite de graver les textes dans une pierre à tout jamais…

- D'accord, mais on n'a pas le temps d'ergoter, alors racontez-moi ce que vous avez vu.

… un jardin, comme son nom l'indique, bien qu'après en avoir été chassés par celui dont on ne prononce pas le nom, nous avons été prévenus que notre seul jardin serait dorénavant celui que nous ferions sur terre… mais je m'égare encore, c'était donc un jardin avec toutes sortes de plantes et d'animaux, des gens aussi et une grande baraque plutôt cossue, celle de l’Éternel, je suppose. J'ai vu ma mère qui pleurait en agitant son mouchoir dans ma direction et ma femme, jeune et belle, mais ça, compte tenu de son caractère, je ne me suis pas précipité. J'ai crié à ma mère : "ça va bien, Mamenyou   Tu es contente ?" Elle m'a répondu "couci, couça, il y a trop de nature ici, tu sais que j'ai toujours préféré la ville avec les magasins". Elle m'a aussi demandé des nouvelles de la shoul, de son tailleur et du salon de thé de Saint-Pétersbourg qu'elle affectionnait et j'ai dit "Ça marche pour eux" parce que je ne souhaitais pas lui annoncer le cataclysme. Après, j'ai vu le doigt de l’Éternel qui m'indiquait la sortie et j'ai dégringolé, dégringolé, dégringolé…

- Comme Alice ! s'exclama la princesse.

.. je ne connais pas d'Alice, mais quand ça s'est arrêté, j'étais en enfer. Et là, j'en ai voulu à Job qui disait : "Ce lieu obscur et souterrain est situé au plus profond de l'abîme sur lequel flotte la terre des vivants. Un chemin conduit à cette caverne ténébreuse, 10:21, 17:13, psaume 87:7". Tout faux !

Fournaise, oui comme il est dit dans le Deutéronome 32:22, psaume 116:3. Shéol est un gigantesque désert de sable à la lumière éblouissante, où chacun est seul et où il fait si chaud qu'on revit sa mort à chaque instant. Et la voix de YHWH qui tonne : "Tu féconderas le désert afin que la résurrection advienne". Vous voyez le topo, un genre de théorie millénariste… Jamais entendu une telle folie eschatologique, que l'Éternel me pardonne. Comment voulez-vous que je féconde un désert à moi tout seul, que j'amène de l'eau pour y faire pousser des salades, des cornichons et des pommes de terre ? Autant dire mission impossible ! D'autant plus que nous les Juifs, nous ne sommes pas du tout paysans, mais alors pas…

La chatte blanche tapa du pied, comme le papillon "d'Histoires comme ça" de Kipling.

- Et en attendant, je fais quoi ?

- Oh, pardon, ma princesse, en attendant, vous allez suivre le poète Abel Gelernter jusqu'à ce que je vous apparaisse à nouveau.

"V'la aut'chose", grommela Vassili tout bas, afin de ne pas recevoir un nouveau coup de griffe.

Le rabbi disparut et Zinaïda se sentit un peu abandonnée, mais cette fois, son cœur était plein d'espoir.